Sommet Rio+20 : qu’avez-vous fait de vos vingt ans ?


Entité: 
Le Monde
Date de la référence: 
20 Juin, 2012

Deux ans avant le sommet de la Terre de Rio, les experts du climat mandatés par l'ONU ont pour la première fois appelé à réduire immédiatement de 60 % nos émissions de CO2.

En réponse, le président Bush a invité la communauté internationale à bien mesurer l'impact économique mortel d'une réduction des émissions de gaz à effet de serre. George Bush a aussi souligné les "bénéfices" possibles du changement climatique, à l'unisson avec l'Arabie Saoudite, le géant pétrolier Exxon, ou encore l'association américaine des producteurs de charbon.

Le successeur de George Bush à la Maison Blanche s'engagera à lutter contre "l'addiction aux carburants fossiles". Mais il devra bien vite renoncer à son projet de taxe carbone.

Pourtant deux ans avant le sommet de Rio, le premier ministre conservateur britannique saluait les travaux du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) en ces termes :

"[Ces travaux] confirment que les gaz à effet de serre augmentent (…) à cause des activités de l'homme, et que cela réchauffera la surface de la Terre, entraînant de graves conséquences pour nous tous."

Insistant sur le sort qui menace les futurs réfugiés climatiques, Margaret Thatcher lançait alors avec gravité :

"Ces gens ne pleureront pas pour avoir des puits de pétrole, mais pour de l'eau."

Depuis, les négociations sur le climat n'en finissent plus de s'enliser, par la volonté d'une coalition incongrue aux intérêts disparates, et néanmoins parfaitement intriqués, entre les Etats-Unis, la Chine et l'URSS (devenue entre-temps la Fédération de Russie).

Je suis bien là en train de décrire l'état du dossier climatique lors du sommet de la Terre de Rio en... 1992 ; à l'époque, un grand tabloïd anglais de droite pouvait évoquer en première page, avec enthousiasme, la "course pour sauver notre monde".

La course semble aujourd'hui belle et bien perdue, puisque qu'il est désormais invraisemblable que l'humanité puisse empêcher un réchauffement supérieur à 2°C d'ici à la fin du siècle, seuil de sécurité prescrit par le Giec.

En 1992, l'humanité émettait dans l'atmosphère 21 milliards de tonnes de gaz carbonique . Nous en sommes à près à 30 milliards de tonnes par an (peut-être même plus) :

au lieu d'une réduction de 60 % des émissions de CO2, nous en sommes à une hausse de plus de 40 % !!!!

Le successeur de George Bush ne s'appelle pas Bill Clinton mais Barack Obama, et cela revient au même, en pire. Contrairement à Clinton, Obama, lâché en rase campagne par son propre camp, n'a jamais eu l'opportunité d'articuler un éventuel projet de taxe carbone.

A Rio+20, l'urgence est beaucoup plus grande, et l'impasse paraît plus sûre.

Cent-quarante chefs d'Etats sont attendus à ce nouveau sommet de la Terre, mais ni Obama, ni Merkel, ni David Cameron ne seront là. Cela ressemble à un aveu d'échec pathétique de la part des puissances occidentales, alors même que Vladimir Poutine et le premier ministre chinois Wen Jiabao, eux, vont faire le déplacement.

Le président François Hollande doit pour sa part arriver au Brésil dans la journée. Il souhaite "participer à créer un sursaut écologique, une prise de conscience", mais déplore "le risque de divisions entre pays développés, pays émergents et pays pauvres".

Le "risque" ?!

Les négociations sur le climat ne sont même pas au menu du sommet. La discorde est si profonde qu'elle revient à un consensus climato-foutisme global.

Les Nations unies préfèrent désormais s'en remettre à un nouveau mantra opaque et fourre-tout, "l'économie verte" : puisque les Etats sont incapables de s'entendre, il ne reste plus qu'à s'en remettre aux bons vieux mécanismes du marché pour "sauver notre monde", comme titrait le Daily Express au lendemain du discours de Thatcher, en mai 1990.

L'efficacité des mécanismes du marché est en l'occurrence loin, mais alors très loin d'être démontrée !

En Europe, depuis son lancement en 2005, le marché des quotas de CO2 n'a en rien favorisé le développement des énergies renouvelables, d'après une analyse publiée la semaine dernière par l'agence Reuters.

Le léger ralentissement des émissions de l'UE constaté depuis 2008 est avant tout une conséquence de la crise ; dans ce sens seulement peut-on dire que les mécanismes du marché fonctionnent, et même sacrément bien. (Il est même très plausible que cette crise ait eu pour cause directe la hausse radicale des cours du brut avant le krach de 2008...)

Et puis le ralentissement des émissions des pays du Nord doit aussi beaucoup, disons, à une erreur de calcul : la dette carbone creusée par vingt ans de délocalisations débridées.

Bref, l'humanité technique est prise au double piège de son addiction aux énergies fossiles, entre la menace du réchauffement d'un côté, et de l'autre celle plus pressante encore du déclin des extractions de pétrole.

Or même l'épuisement des réserves de pétrole, promis pour la moitié du XXIe siècle par la banque HSBC, ne nous sauvera pas du réchauffement. Les réserves ultimes de pétrole, ce sont peut-être 300 milliards tonnes de CO2 qui restent à émettre dans l'atmosphère. Mais le gaz naturel, ce sont 1000 milliards de tonnes, et le charbon plusieurs milliers de milliards de tonnes... Et il ne nous reste qu'une marge de quelque 500 milliards de tonnes de CO2 à émettre, si nous voulons ne pas faire sauter le couvercle de la cocotte-minute.

Une possible planche de salut ?
Que Barack Obama prenne l'énorme risque politique de faire de la relance des négociations internationales sur le climat le grand-oeuvre de son possible second mandat. Il pourrait sans doute facilement rallier à ses côtés Berlin et Paris, où un sursaut des Etats-Unis est attendu depuis... vingt ans.

En attendant, la divergence entre "économie" et "écologie" continue de nous enfoncer dans un non-sens tragique.

Les subventions directes aux énergies fossiles ont atteint 312 milliards de dollars dans le monde en 2009, selon l'Agence internationale de l'énergie. Le montant des subventions à ces énergies carbonées est 12 fois supérieur au total des subventions destinées aux énergies renouvelables, s'insurgent les principales ONG écologistes.

Tant que le Nord ne montrera pas sérieusement l'exemple, il n'y aura pas de levier de négociation avec la Chine, l'Inde ou le Brésil. Rien ne se passera, et nous continuerons à aggraver le péril qui menace la planète et les générations à venir, "pour les siècles des siècles".

Ainsi ne soit-il pas !

Du point de vue des potentats au pouvoir à Pékin, l'économie demeure la prolongation de la guerre par d'autres moyens. Vu de Washington, c'est tout comme, ainsi que l'a suffisamment montré la logique des administrations Bush père et fils : renoncer peu ou prou aux énergies carbonées reviendrait à renoncer au vecteur primordial de la puissance américaine.

L'attitude de Mitt Romney, l'adversaire républicain de Barack Obama dans la course à la Maison Blanche, apporte un nouvel exemple de cette logique mortelle, dont un édito effaré du New York Times condamnait la semaine dernière la cohérence absurde.

Romney a pu défendre une politique assez ambitieuse de réduction des émissions de gaz à effet de serre, en tant que gouverneur du Massachusetts. Mais, bizarrement, le candidat républicain a viré à 180° une fois entré en campagne pour la présidentielle, après avoir recruté les principaux conseillers en énergie de George W. Bush. Mitt Romney ose désormais affirmer que "nous ne savons pas ce qui cause le changement climatique" !

Bon, après tout, Mitt Romney ne fait là qu'apporter une validation supplémentaire de la définition du "con" offerte par Michel Audiard.

Mais au-delà du cas Romney, ou, chez nous, du "faussaire, menteur et calomniateur Claude Allègre", le non-sens qu'expose sans vergogne ce type de démarche pourrait peut-être permettre de progresser dans la compréhension du problème qu'il soulève.

Je crois qu'une clé de ce problème nous a été donnée par Martin Heidegger, l'immense et inquiétant philosophe allemand membre du parti nazi. En 1954, dans La question de la technique, Heidegger écrivit :

Maintenant cet appel pro-voquant qui rassemble l’homme (autour de la tâche) de commettre comme fonds ce qui se dévoile, nous l’appelons – l’Arraisonnement. (…)

C’est seulement pour autant que, de son côté, l’homme est déjà pro-voqué à libérer les énergies naturelles que ce dévoilement qui commet peut avoir lieu. Lorsque l’homme y est pro-voqué, y est commis, alors l’homme ne fait-il pas aussi partie du fonds, et d’une manière encore plus originelle que la nature ?

"Arraisonnement" est la traduction française du concept de Ge-stell, que crée ici Heidegger. En allemand, "gestell" signifie littéralement : âtre, cadre, châssis, chevalet, étagère, etc.

Nous le voyons bien, nous autres les "tard venus" : l'humanité technique semble bel et bien "arraisonnée" par la technique elle-même – quelle que soit la maigre volonté manifestée ici ou là pour nous affranchir. Mais pour quoi ?

Non-sens / "Arraisonnement". Grâce au merveilleux jeu de mot proposé par André Préau, le traducteur français d'Heidegger, nous avons sans doute entre les mains un concept capable d'aider à dénouer le problème fondamental de notre temps. C'est déjà ça.

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