Quand les multinationales contrôlent l’avenir de l’humanité


Entité: 
Journal des alternatives
Date de la référence: 
8 Mai, 2012

Par Jacinthe Leblanc

Depuis une quinzaine d’années, l’Organisation des Nations Unies (ONU) et ses institutions dérivées sont infiltrées par les grandes industries et leurs lobbyistes. Des sociétés multinationales telles qu’ExxonMobil, Shell, Total, Roche, Vala SA, Barrick Gold Corp et Monsanto, copinent avec les institutions démocratiques internationales pour que les agendas politiques de ces instances et des gouvernements soient tournés en leur faveur. Aucune volonté de protéger les intérêts des droits humains et environnementaux ne les anime.

C’est ce que nous apprennent deux récentes études, celle de l’Institut Polaris (Corporations, Climate and the United Nations) et celle du groupe ETC (Who will control de Green Economy?), toutes deux parues en novembre 2011.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

L’étude de l’Institut Polaris retrace ce qui semble le début du croisement entre l’ONU et le secteur privé. Dans les années 1970 et 1980, l’ONU était mandatée pour « réguler et surveiller les activités des sociétés multinationales qui étaient perçues comme des États exerçant des pressions injustifiées sur les pays du Sud, ce qui les rendait responsables pour certains aspects du sous-développement. »

Puis, vers la fin des années 1980, l’avènement du néolibéralisme comme moteur de changement entraîne les institutions à revoir leur mode de fonctionnement. Les politiques environnementales, soutiennent les chercheurs, passent de réguler les impacts des multinationales sur les pays en voie de développement à faciliter l’accès de ces pays à l’investissement direct étranger par des agences subordonnées à l’ONU.

À la fin des années 1990, toujours selon l’étude de l’Institut Polaris, l’Organisation des Nations Unies vit une crise financière. Cette dernière l’amène à se tourner vers la philanthropie privée. Ainsi, l’ONU se retrouve à recevoir du financement de sociétés multinationales en échange de projets et de prises de position favorables pour ces sociétés.

Un lobbyisme gênant

L’Institut Polaris démontre par quatre façons l’influence des sociétés auprès de l’ONU : le lobbying direct, les associations de l’industrie, les événements de l’industrie et les partenariats.

L’une des emprises les plus faciles à voir est celle des industries sur la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et les Conférences des parties (COP). L’Institut Polaris retrace les rencontres formelles et informelles qui ont eu lieu et qui démontrent l’influence qu’ont eue les lobbyistes des industries.

Par exemple, avant COP 15 à Copenhague en 2009, le négociateur en chef du Canada pour les changements climatiques a eu plus de 20 rencontres avec des lobbyistes ! Ces rencontres ont eu lieu avec l’Association canadienne des producteurs de pétroles, le principal lobby de l’industrie pétrolifère, des associations des industries gazières et pétrolières et des représentants de compagnies pétrolières. Le rapport se poursuit en soutenant que « dans le cas du Canada, les puissants lobbys pétroliers et gaziers, qui ont de nombreux liens avec le gouvernement Harper, contribuent au rôle catastrophique du Canada dans le processus de la CCNUCC de bloquer les politiques et initiatives significatives. »

Les mécanismes de flexibilité du Protocole de Kyoto (mécanisme des permis négociables, mécanisme de développement propre et mise en œuvre conjointe), rappellent les deux chercheurs de l’Institut Polaris, sont des mécanismes dénoncés par la grande majorité des mouvements sociaux et environnementaux. Mais les industries en sont satisfaites, car cela leur permet de continuer de produire, de polluer et de s’enrichir. Le marché virtuel qui est créé et qui permet d’échanger des permis d’émissions de gaz à effet de serre (des permis de polluer) est une fausse solution au réel problème des changements climatiques. Pourtant, l’ONU et les États ignorent l’appel lancé par les mouvements sociaux et ignorent les impacts de leurs décisions. Ils préfèrent écouter les industries qui elles, leur rapportent de l’argent et leur apparaissent raisonnables dans leur discours.

La technologie comme sauveur de l’humanité

Dans l’étude faite par le groupe ETC, l’accent est davantage mis sur la technologie comme sauveur des crises sociales, politiques et environnementales auxquelles nous faisons constamment face depuis plus d’une décennie. La transformation technologique verte rend désormais possible une économie verte. L’idée principale derrière cette affirmation est de remplacer l’extraction de pétrole par l’exploitation de la biomasse.

« La bioéconomie stimule encore plus le pouvoir des entreprises, met en garde le groupe ETC dans son introduction. Les entreprises “BioMassters” sont sur le point de marchandiser la nature à une échelle sans précédent, de détruire la biodiversité et de déplacer les peuples marginalisés. »

L’étude démontre ainsi les liens inquiétants entre les grandes multinationales et différents secteurs : biologie synthétique, bioinformatique et données sur les génomes, biomasses marine et aquatique, semences et pesticides, banques de gènes de plantes, industries minières et fertilisants, foresterie et papier, industries agricoles, industries des aliments au détail, industries pharmaceutiques, etc.

À la lecture du document, plusieurs multinationales sont présentes dans de multiples secteurs. Monsanto, entreprise spécialisée dans les biotechnologies végétales, se retrouve au sein de compagnies œuvrant dans la bioénergie, les biocarburants de microalgues, les semences et l’agrochimie, en plus d’être dans le top dix des entreprises mondiales de biotechnologie cotées en bourse.

La tendance au vert…

Tout ceci est fait dans la perspective d’une économie verte axée sur la technologie pour régler les problèmes de l’humanité. Le groupe ETC dénonce cette attitude dans son rapport. À l’approche du Sommet de la Terre (Rio +20) et du Sommet des peuples en juin, il est important de ne pas se laisser berner par la mauvaise utilisation du concept de l’économie verte. Comme le mot « développement durable » a été galvaudé, l’expression « économie verte » n’appartient plus aux mouvements sociaux et environnementaux. Ils sont dorénavant appliqués à quelque chose qui ne leur correspond pas.

Selon Michel Lambert, directeur général d’Alternatives, l’expression permet de faire « de la privatisation, de la spéculation du naturel, du vivant, de l’eau, de la nature, de tout ce qui est encore privatisable et spéculable pour pouvoir finalement s’en servir comme une opportunité financière dans le cadre des crises économiques qui ne se résolvent pas et qui ne se [résoudront] pas dans le contexte actuel. »

L’économie bleue

Chose surprenante, l’étude du groupe ETC démontre que de nombreuses sociétés explorent actuellement les possibilités d’utiliser la biomasse aquatique pour en faire de l’énergie, voire de construire des cages qui seraient installées en haute mer pour y faire de l’aquaculture intensive !

« À cette fin, souligne le rapport de l’ETC, plusieurs compagnies sont en train de développer et tester de grandes cages à poissons de haute mer qui sont soit attachées aux fonds marins, soit qui voyagent avec les courants pendant que les alevins atteignent leur taille adulte. » Les multinationales essaient de reproduire le même modèle que celui subit par les animaux d’élevage sur la terre ferme. L’économie dite bleue prend de l’avance rapidement et il est important de se mobiliser sur cet enjeu inquiétant. Après avoir saccagé les ressources sur la terre, la bêtise humaine se tourne désormais vers les océans…

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