Terres rares : l'usine qui divise la Malaisie


Entité: 
Le Monde
Date de la référence: 
16 Mars, 2012

Par Florence de Changy, Le Monde

Kuantan (Malaisie) Envoyée spéciale - Tranquillement installé dans son hamac abrité du soleil par la tôle de son cabanon, Syed, pêcheur de crabes, se redresse, mi-inquiet mi-intéressé, quand il comprend, en ce début de mois de mars, que les visiteurs qui marchent sur son ponton sont des militants « anti-Lynas ». Autrement dit, des opposants à la gigantesque usine d'extraction de terres rares, quasi terminée, en amont de « sa » rivière.

Au terme d'un processus industriel qui, en Chine, s'est révélé une calamité pour l'environnement, l'usine de la compagnie minière australienne Lynas déversera, une fois en service - en principe d'ici à juin - ,500 000 litres d'eau par heure dans la Sungai Balok, le tranquille cours d'eau qui charrie des flots opaques rougis par l'acidité naturelle des sols. L'estuaire est juste là, à quelque 300 m à l'est, devant le ruban turquoise de la mer de Chine. Comme les autres pêcheurs du lieu, Syed sait surtout de cette usine qu'elle sera « radioaktif », comme on dit en malais. Il n'est pas allé à la grande manifestation d'opposition du 26 février parce que, dit-il, ce sujet a divisé tout le monde ici.

Pour lui, la situation n'a fait que se dégrader depuis la création de la zone industrielle de Gebeng, à proximité. Il ne pêche plus qu'après la marée haute quand la rivière a été « nettoyée » par la mer. Un jour, les poissons sont apparus morts à la surface. Depuis une vingtaine d'années, tourbières et mangroves ont peu à peu cédé la place à des usines de pétrochimie hypersophistiquées, dont on voit les entrelacs rutilants de tuyaux, de citernes et de cheminées derrière des clôtures de haute sécurité.

Malgré sa taille imposante - dix hectares -, le site de Lynas, lui, est presque invisible. On l'aperçoit de la grand-route qui longe la côte est de la Malaisie, à mi-chemin entre Kuantan, capitale de l'état de Pahang, et le Club Med de Cherating. Nos demandes de visite et d'interviews ont été déclinées, tant par Lynas que par la haute commission australienne à
Kuala Lumpur.

Lynas est propriétaire en Australie-Occidentale du plus riche gisement au monde de terres rares, Mount Weld. Le « business plan » consiste à faire venir à Kuantan le minerai sous une forme concentrée. Les oxydes de terres rares importés en Malaisie contiendront alors 40 % de terres rares, qu'il faudra broyer puis passer dans divers bains d'acides à très haute température. L'usine consommera 500 m3 d'acide sulfurique et 750 m3 d'acide chlorhydrique par jour. Lynas a indiqué que l'opération coûterait 75 % moins cher en Malaisie, qu'il s'agisse des 350 futurs employés que des matières premières nécessaires à l'extraction. La Malaisie a en outre offert à l'entreprise australienne douze années d'exemption d'impôts dans le cadre d'une politique d'incitation aux investissements étrangers dans les secteurs dits « pionniers ». Ce cadeau a choqué un peu plus les opposants au projet qui ne voient que des risques dans cette affaire sans aucune réelle contrepartie.

L'extraction de terres rares est une activité hautement toxique et polluante en raison de certains composés radioactifs et cancérigènes comme le thorium et l'uranium, associés en bloc aux autres minerais recherchés. La Malaisie en a elle-même fait les frais sur un site fermé dans les années 1990, BukitMerah, où la contamination a été mise en évidence par
un nombre anormal de nouveau-nés mal formés à proximité de l'usine. A plein régime, Lynas devrait fournir 22 000 tonnes de terres rares par an.

Le régulateur malaisien « Malaysian Atomic Energy Licensing Board » a accordé fin janvier son permis d'opérer à Lynas, en lui donnant dix mois pour proposer une stratégie précise sur l'avenir des montagnes de déchets résiduels, 280 000 tonnes par an, dont une partie « faiblement radioactive ». Canberra a précisé qu'il était hors de question pour l'Australie de les récupérer.

Lynas a lancé une campagne publicitaire nationale pour indiquer que les déchets ne seront pas nuisibles à la santé. L'entreprise a d'abord proposé de stocker sur place ses déchets, mais ni l'espace disponible ni la nature géologique du terrain ne favorisaient cette option. Le premier ministre malaisien Najib Razak a donc décidé de mettre les déchets « ailleurs », sans préciser où, accusant l'opposition de diaboliser le projet pour galvaniser ses troupes à quelques mois des élections générales.

C'est en effet la députée d'opposition Fuziah Salleh qui a été la première à dénoncer les risques et les incohérences du projet. Selon elle, si Lynas a choisi de faire cette usine en Malaisie, alors même que le groupe avait obtenu de longue date la permission d'extraire les terres rares sur son site désertique en Australie, c'est bien pour ne pas devoir se
soumettre aux 41 conditions de respect de l'environnement imposées en Australie. « Ici, on est au bord de la mer, sur une tourbière, dans un climat de mousson : les risques de contamination sont immenses. Mais comme la Malaisie est moins chère et moins exigeante sur la protection de l'environnement, Lynas s'installe chez nous ! On est des rats de laboratoire », s'insurge la députée.

A l'une des tables d'une petite cantine locale à Gebeng, un ingénieur d'une usine voisine affirme connaître plusieurs histoires « de l'intérieur » qui discréditent le sérieux du projet sur le plan technique. Il les tient de collègues qui y travaillent. Selon lui, le réseau d'approvisionnement d'eau a cassé à cause de l'instabilité du sous-sol et il y a un gros problème de perméabilité dans les citernes qui contiendront l'acide. Le bulletin spécialisé Critical Metals Report de mars rapporte que « Lynas a été accusé de manière crédible de chercher à faire des économies à tout prix ».

Deux actions en justice ont été lancées pour tenter d'empêcher l'ouverture de l'usine. L'autre espoir des opposants est de voir l'opposition gagner les prochaines élections, car elle s'est engagée à faire avorter le projet. « C'est fondamentalement une question de morale », estime l'ancienne présidente du barreau Sambiga Sreenevasan. « Comment l'Australie peut-elle permettre à une de ses entreprises de faire chez nous ce qu'elle n'aurait pas le droit de faire chez elle ? »

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