Eau : des puits en voie d’épuisement
Par Sylvestre Huet, Libération
Analyse: Une étude sonne l’alarme sur l’utilisation, dans certaines régions du monde, de l’eau «non renouvelable» pour l’irrigation agricole. Avec le risque de provoquer des crises alimentaires.
«L’eau se mange plus qu’elle ne se boit.» Tous les agriculteurs le savent, même si cette formule lapidaire, mais toute de vérité, est issue d’un livre scientifique (1) de Daniel Nahon, spécialiste de l’agriculture en pays chaud, qui avance ce chiffre : 86% de l’eau utilisée par les hommes l’est pour l’agriculture.
Mais quelle eau ? A l’agriculture pluviale, les hommes ont ajouté depuis longtemps l’irrigation. Elle a permis d’augmenter les rendements et fait partie des préconisations des agronomes, en particulier pour les pays où l’agriculture ne suffit pas à nourrir la population. Mais cette «mise sous perfusion» des terres ne va pas sans problème, avertit Nahon. Leur salinisation, en raison d’une irrigation trop abondante, a probablement participé à des effondrements de civilisations, et continue de détériorer les sols agricoles à grande échelle.
Surtout se pose la question de la ressource. Il peut s’agir des eaux dites «vertes» ou «bleues» par les agronomes, celles des pluies, des cours d’eau, des lacs naturels ou artificiels ou des nappes phréatiques directement reliées aux pluies. Dans ce cas, nonobstant les caprices du climat, cette ressource se renouvelle, du moins si le soutirage ne dépasse pas cette capacité sur la durée. Tout change lorsqu’il s’agit d’eau non renouvelable, ou fossile, que l’on puise dans le sous-sol profond. Avec une accélération considérable ces dernières décennies, car les forages modernes permettent d’atteindre 2 à 3 km de profondeur, où se niche cette eau précieuse. Combien de temps les agriculteurs vont-ils pouvoir «tirer» sur ce stock, épuisable par définition ?
Échelle planétaire. Si cette question exige une réponse au cas par cas, un long article paru dans la revue Water Ressources Research (2) permet de localiser et d’estimer la gravité du problème. Une étude inquiétante, car elle montre que des régions, voire des pays, ont recours de manière croissante à une irrigation non durable. Au total, 20% de l’eau agricole utilisée en l’an 2000 pour l’irrigation serait d’origine fossile. Les surfaces irriguées ont ainsi été multipliées par trois depuis 1960, atteignant 17% des terres cultivées, mais 40% de la production.
L’impact des crises de l’eau agricole en raison de cet usage non durable dépasserait les régions directement touchées et pourrait avoir des effets à l’échelle planétaire, expliquent les auteurs de l’article, trois scientifiques de l’université d’Utrecht (Pays-Bas), Yoshihide Wada, Ludovicus Van Beek et Marc Bierkens. Pour réaliser cette étude, ils ont utilisé des bases de données géographiques et hydrographiques, des observations par satellite du stockage dans les sols, et une modélisation des besoins des cultures. Le tout afin d’estimer la part de l’eau non renouvelable dans l’irrigation. La cartographie détaillée réalisée par les scientifiques permet d’identifier chaque région où le problème se pose.
Si l’on classe les pays par la proportion d’eau non renouvelable dans les usages agricoles, on retrouve sans surprise les États désertiques (Arabie Saoudite, Libye, Koweït, Qatar, Émirats arabes unis) où l’eau fossile peut représenter jusqu’à 78% du total. Mais tant que les ressources des aquifères fossiles ne seront pas correctement estimées, ces pays ne sauront pas à quelle vitesse ils se rapprochent d’une pénurie.
Plus surprenant est le classement par quantité d’eau pompée. En tête : l’Inde (68 km3/an), puis le Pakistan, les États-Unis, l’Iran, la Chine, et le Mexique. Les proportions d’eau non renouvelable de l’agriculture de ces pays montrent leur degré de vulnérabilité : 24% pour le Pakistan, 23% pour les États-Unis, 22% pour le Mexique, 19% pour l’Inde, 15% pour la Chine. S’y ajoutent des États déjà fortement utilisateurs d’eau fossile et où le changement climatique provoqué par les émissions de gaz à effet de serre pourrait faire baisser les précipitations (Algérie, Tunisie, Maroc, Italie, Espagne).
Durée d’utilisation. Ce tableau justifie l’alerte lancée par les scientifiques. Car en raison de la taille des populations vivant de cette agriculture non durable, les crises agricole et alimentaire se répercuteront sur le «commerce international». Si des études permettant de quantifier la durée d’utilisation des ressources sont nécessaires, cette alerte plaide en faveur d’un usage de l’eau le plus économe possible dès maintenant.
(1) «Sauvons l’agriculture !» éd. Odile Jacob, 264 pp. ; 23,90 euros.
(2) Wada et al. WRL, 20 janvier 2012.