Premiers réfugiés du climat
Par Nicolas Vaux-Montagny, Libération
Envoyé spécial à Carteret (Papouasie-Nouvelle-Guinée)
Enquête: Érosion des plages, salinisation des cultures… le Pacifique engloutit l’atoll Carteret en Papouasie - Nouvelle-Guinée. Malgré un programme d’installation sur le continent, les habitants peinent à abandonner leur île. Certains sont partis, puis revenus…
Par NICOLAS VAUX-MONTAGNY Envoyé spécial à Carteret (Papouasie-Nouvelle-Guinée)
Tony Tologina allonge le pas pour montrer la distance entre les deux rivages de l’île. Il compte vingt mètres. En cinq ans, assure-t-il, Yolosa a réduit de moitié, rogné par le Pacifique. Membre de l’ONG Tulele Peisa, il est chargé de réinstaller les habitants sur le «continent» à Bougainville. Cette île cultivable, à 80 kilomètres de l’atoll, est censée accueillir les deux tiers des 2 500 habitants de Carteret d’ici à 2017. Pour Tony, il y a urgence : «Dans dix ans, il n’y aura plus d’îles, donc plus personne ici. Je dois convaincre les gens, parler avec eux, leur expliquer qu’ils ne peuvent pas rester. Si je n’y arrive pas, ce sera une catastrophe.»
Cet ancien directeur de boîte de nuit est arrivé dès la création de l’ONG en 2006. Marié à une fille de Bougainville, il avait quitté Carteret après le collège, n’y gardant qu’une case pour les vacances. Maintenant, il doit convaincre les atolliens des effets du réchauffement climatique. La plage a perdu plusieurs dizaines de mètres, du côté de la barrière de corail. Des cocotiers sont déracinés, certains sont couchés, d’autres se retrouvent au milieu de l’eau salée. Contrairement à d’autres atolls du Pacifique sud, aucune falaise ne protège les îles Carteret, qui culminent à 1,20 mètre au-dessus de la mer. Il suffirait d’une grosse vague pour engloutir ce paradis de sable blanc et d’eaux turquoise, peuplé de gens souriants.
Fragile barrière de corail
Le changement climatique, on a commencé à en parler il y a cinq ans, à Carteret. Jusque-là, personne n’expliquait pourquoi la mer montait. Depuis, c’est devenu le leitmotiv de l’ONG pour récolter des fonds à l’étranger. Pourtant, tout reste à prouver. Pour certains, c’est la détérioration de la barrière de corail, obstacle naturel, qui ferait déferler l’eau sur les îles. Entre la pêche à la dynamite de l’après-Seconde Guerre mondiale et la pollution des navires cargos quelquefois visibles de Carteret, au lointain, la fragile barrière a beaucoup souffert. En naviguant à l’intérieur du lagon, mer intérieure de cent mètres de fond, on peut croiser un baril de pétrole dévidant un bon kilomètre de mousse flottante ou un gros bidon vide en plastique de «détergent puissant», comme l’indique l’étiquette.
Amie de Tony, Rufina Moi, les cheveux grisonnants en bataille, est la mémoire de Carteret. «Mon mari est mort, il y a un an», dit-elle pour excuser sa tignasse laissée à l’abandon en signe de deuil. Assise sur un tronc de cocotier devant chez elle, cette institutrice de 68 ans, affirme avoir «prédit la "catastrophe" dès 1965. La mer prend le dessus. Vivre à Carteret est dangereux, je dis à tout le monde de fuir. Mais j’ai l’impression que les gens ne le réalisent pas. Je répète aux habitants qui veulent rester : "Mais qu’est-ce qu’il y a dans votre tête ?"» Comme Tony, Rufina passe sa vie à raconter la menace qui pèse sur son atoll à Sydney, Brisbane ou Melbourne pour récolter des dons.
Le premier problème des habitants n’est pas la montée des eaux, mais le manque de nourriture. Ils doivent faire avec ce que donne la nature, c’est-à-dire, pas grand-chose : cocos à boire, poisson et petites bananes, ressources qui deviennent insuffisantes. Le taro, tubercule tropical, n’est plus cultivé depuis trente ans, car le sol est devenu salé et détrempé. Pour nourrir la population, plus de mille tonnes de riz par an sont envoyées dans l’atoll. Longtemps, le gouvernement autonome de Bougainville a payé. Depuis deux ans, le robinet est coupé : «Plus d’argent», a annoncé le gouvernement. En juin, on a manqué de riz à Carteret.
Bière, bourbon, cannabis
A Buka Passage, la petite capitale de la province de Bougainville, on trouve tout ce dont manquent les habitants de Carteret. A proximité du seul aéroport de la région, une trentaine de magasins de nourriture, de matériels et de vêtements couleur locale made in China sont alignés le long de l’unique route goudronnée. Trois barques à moteur, seul moyen de rallier les îles Carteret, font la traversée plusieurs fois par semaine. Les îles sont parfois coupées du monde, du moins du mainland, en raison de la météo, ou du degré de fatigue et d’alcoolémie du skippeur.
En attendant, puisqu’il n’y a que ça à faire, les habitants boivent. Les plus vieux s’enivrent à la bière, au bourbon et au rhum, les plus jeunes fument du cannabis dans des pipes artisanales, creusées dans des tiges de papayer. Aucun policier n’habite sur les îles.
Ce dimanche matin, à 8 heures, le soleil est déjà haut. Les cloches de l’église sonnent, rameutant la majorité de la population de Carteret autour du grand préau ouvert de tous côtés sous un toit en tôle. Tony discute avec Ambrose Marata, quadragénaire. Marié, six enfants, celui-ci enfile une chemise et un pantalon le dimanche. Pas question de rater la messe. Pas question non plus de quitter Carteret : «C’est chez moi. Même si je sais que rester ici est dangereux, je ne me vois pas partir pour le moment.» Un discours que Tony entend à longueur de journée. Il doit convaincre les gens d’emménager à Tinputz, sur la côte nord-est de Bougainville. Trouver l’endroit a été difficile, car les tribus, propriétaires de terres, ne voulaient pas céder un hectare. En 2009, cinq familles de Carteret se sont installées sur un terrain de la mission catholique de Tinputz. «Les premiers réfugiés climatiques de la planète», ont titré les médias. Les problèmes de surpeuplement et de manque de nourriture n’étaient pas nouveaux, pourtant. En 1985, une dizaine de familles avaient déjà été relogées à Kuveria, une autre île de Bougainville. A l’époque, on les appelait «réfugiés économiques». Ils sont devenus «climatiques». L’expérience a duré cinq ans.
Joseph Mologai, 71 ans, l’un des premiers réfugiés, est revenu dans sa petite maison en feuilles de cocotiers sur l’île de Han. Assis sur la plage, il se remémore les bons souvenirs. «Kuveria était un bon endroit pour vivre, il y avait beaucoup de nourriture dans nos jardins : des patates douces, du taro, de l’igname, des bananes, des noix de coco. On était amis avec les voisins.» Cette vie s’est arrêtée avec une guerre civile, un «mouvement sécessionniste», selon un rapport de l’ONU, qui a fait entre 15 000 et 20 000 morts dans les années 90. «On a fui car on n’a pas eu le choix, raconte Joseph. Des gens de la Bougainville Revolution Army [BRA] sont arrivés avec des armes, on a dû partir en vitesse sans rien, en courant juste avec nos vêtements sur nous. On a tout laissé, on a eu très peur.»
Mais plus que cette «crise», c’est l’accueil catastrophique qui a traumatisé les atolliens. Bien que très proches culturellement, les tribus autochtones les ont rejetés. Pendant des années, les réfugiés ont été interdits de pêcher et leurs cultures ont été saccagées. Pour occulter ces souvenirs, Tony Tologina présente son frère, Charles, installé voilà deux ans à Tinputz avec sa femme Brigit et leurs huit enfants. Depuis la piste qui longe l’océan, on aperçoit deux maisons sur pilotis au milieu de la végétation tropicale : «C’est toujours triste de partir de chez soi, mais ce n’était plus viable, explique Charles, 49 ans. Sans nourriture, ça devenait trop compliqué. On savait que venir ici était un défi car la vie est vraiment différente de celle des îles.»
«Les Chinois et les Indiens étaient arrogants avec nous»
Charles fait visiter son jardin, sur une petite colline juste au-dessus des maisons. Il est devenu un homme de la terre avec son short sale et son tee-shirt en lambeaux. Trois des cinq familles relogées en 2009 ont abdiqué un an plus tard. Tony a son explication : «Dans ce programme, il faut être volontaire. Mais ces gens restaient assis, attendant qu’on leur apporte à manger. Ils doivent s’adapter au mainland. A Carteret, ils ne regardent que la mer, la plage et le soleil.»
A Tinputz, la vie ressemble à celle de Carteret. Même pauvreté, des maisons, sans électricité, rudimentaires. Ni lit ni matelas, on dort à même le sol, sous des moustiquaires trouées. On a expliqué aux nouveaux arrivants que ces logements étaient provisoires. Puisque l’argent manquait. Jackson Tau, 40 ans, était l’un des pionniers de cette réinstallation. Dans un anglais approximatif, il explique qu’après un an à Tinputz, il a préféré revenir à Carteret. «Là, j’ai fait une erreur. Je veux repartir si l’association accepte que j’y retourne. Ma vie est ici, mais on mange mieux à Tinputz.»
Bernard Tunim, le chef coutumier de Carter, a fait partie de la délégation des îles du Pacifique lors du sommet climatique de Copenhague. «C’était dégueulasse, lâche-t-il. J’ai vu des Chinois et des Indiens arrogants avec nous.» Lui aussi constate qu’il y a «très peu de candidats au départ», propose des solutions alternatives : «Ici, nous avons du poisson et nous pouvons pêcher. C’est ça notre vie !» En 2009, un projet de pêche a été lancé par un Singapourien à Carteret. L’objectif était d’attraper vivant, au filet, entre douze et quinze tonnes mensuelles de trois espèces de poissons du lagon, pour les vendre frais à Hongkong et Singapour. De quoi faire vivre trente-six familles. Prévu il y a un an, le projet a pris un énorme retard, suite à un désaccord financier. Voyager à travers le monde a ouvert Bernard à d’autres horizons et il se prend à rêver : «Avec les nouvelles technologies, nous pouvons préserver nos îles. Les Japonais arrivent bien à construire des villes sur la mer, les Américains sont allés sur la Lune. Pourquoi n’arriverions-nous pas à faire comme eux ?» Autant vouloir refroidir le climat, ou réparer la barrière de corail.